Dans toutes les fêtes d'anniversaire des enfants au Venezuela, le moment le plus important est la "piñata", un récipient en papier mâché de formes diverses, décoré de papier aux couleurs vives et rempli de sucreries et de petits jouets, que l'on accroche à une corde. Les enfants essaient, avec les yeux bandés, chacun à leur tour, de taper sur la piñata avec un bâton. Quand elle finit par se casser, déversant son précieux contenu, tous les enfants se précipitent pour en ramasser autant que possible. Il va de soi que les enfants les plus faibles sont intimidés et écartés par les plus forts. La part de chacun dépend de la taille de la piñata, du nombre d'enfants et finalement de leur capacité de tenir tête aux autres enfants. S'il n'y avait aucune interférence des parents, plusieurs enfants partiraient les mains vides.
Quel lien avec le processus "bolivarien" ? Comment se poursuit ce jeu ? Et qui y participe ?
Englués dans la nappe de pétrole
Dans une compréhension matérialiste des choses, la clé de la "Révolution bolivarienne" ne peut pas être l'homme Hugo Chavez, avec son équipe de conseillers, réelle ou présumée. Ce sont plutôt les structures historiques, les intérêts économiques concrets et les tensions sociales qui existent au Venezuela qui sont la clé pour comprendre l'élévation au pouvoir de Chavez, ses actions politiques et sa rhétorique particulière.
Depuis les années 1920 le pétrole est le bien d'exportation le plus important du Venezuela. Depuis cette époque il occupe une place centrale dans la vie économique, politique et sociale du pays. A la différence de la production agricole, les ressources pétrolières et autres richesses du sous-sol étaient déjà, à ce moment-là, propriété de l'Etat qui, par conséquent, en tant que partenaire commercial direct des compagnies pétrolières étrangères, a disposé d'une source de revenus qui est restée jusqu'à ce jour en grande partie indépendante du reste de l’activité économique du pays. Ce n'est que dans les années 20 que l'Etat a exercé son autorité contre les chefs de clan locaux, les caudillos, et a mis fin aux flambées soudaines et récurrentes de guerres civiles sanglantes qui avaient secoué le pays depuis son indépendance en 1821.
Les propriétaires des ressources naturelles peuvent en contrôler l'accès (de la part des entreprises capitalistes) comme ils veulent, soit le refuser carrément, soit le vendre à prix fort. C'est la source de "la rente absolue" que Marx a analysée. En fondant l'OPEP les pays exportateurs de pétrole ont pu imposer et augmenter cette rente absolue au marché mondial. En plus, le pétrole a un avantage par rapport à son concurrent principal sur le marché de l'énergie - le charbon - parce que l'extraction de pétrole coûte moins que celle du charbon. De ce fait, l'industrie pétrolière bénéficie de ce qu'on appelle la rente différentielle. Dans les années qui ont suivi 1958 notamment, l'Etat vénézuélien s'est affronté aux compagnies pétrolières pour augmenter sa part de cette rente différentielle, jusqu'à ce qu'il finisse par nationaliser la production de pétrole en 1975, tout en y faisant participer les compagnies pétrolières. Depuis presque un siècle l'Etat essaie de renforcer son pouvoir de marchandage avec les compagnies pétrolières transnationales sans mettre en question le processus entier d'extraction et de distribution du pétrole.
C'est cela qui est au cœur de l’éternel anti-impérialisme de l’Etat vénézuélien. Le caractère des négociations et les concessions à faire, voilà l'axe essentiel de la politique étrangère du pays ; la lutte pour le contrôle de l’Etat, la discussion sur l'attitude à avoir envers les compagnies pétrolières et l’utilisation de la rente pétrolière dominent la vie politique. Les structures socio-économiques se sont développées elles aussi dans la dépendance directe de l'Etat tout-puissant et de ses sources de revenus apparemment inépuisables. Ceci a entraîné un processus historiquement précoce d'urbanisation autour des centres administratifs et des régions où le pétrole est extrait, raffiné ou exporté. Aujourd'hui moins de 15 % des vénézuéliens vivent à la campagne (à comparer aux 25 % des Français et aux 10 % des Allemands).
Dans les centres capitalistes, l'Etat est financé principalement par le revenu des citoyens, c’est-à-dire par la plus-value extorquée aux travailleurs salariés. En tant que ‘capitaliste idéal’ il règle le processus économique national dans son ensemble et s’occupe essentiellement de garantir l’exploitation du travail sur le territoire national. Au Venezuela cependant, où 1 % de la population employée dans le secteur pétrolier, ce même secteur est responsable de 85 % des exportations, de 60 % des revenus de l'Etat et de 25 % du produit intérieur brut. Le revenu de la majorité de la population, ainsi que les bénéfices des entrepreneurs, dépendent largement de la distribution de la rente pétrolière qui est une partie de la plus-value produite au niveau mondial.
Dans ce contexte il n'est pas surprenant que l'Etat soit le centre d'attention principal au Venezuela. L'essentiel de la vie économique consiste à défendre sa place dans la course pour obtenir des fonds gouvernementaux. Et l'Etat distribue sa richesse en gonflant son appareil bureaucratique, en passant des commandes et en accordant des crédits et des subventions de diverses sortes, et parfois même en augmentant la dépense sociale. Quand les moyens financiers de l’Etat, suivant le prix du pétrole connaissent de fortes augmentations, comme dans les années 1973 - 1975 et 2003 - 2006, la société entière entre dans une sorte de transe. Les riches voient une chance de s’enrichir d’avantage tandis que les gens bien placés sentent que le moment est venu de faire enfin du fric et la majorité espère que l'Etat va les sortir de leur misère quotidienne. Par une série d'investissements d'infrastructure et différentes formes de dépenses sociales, l'Etat génère des canaux de distribution de la richesse qui allègent la pauvreté et, en même temps, créent une nouvelle couche de nouveaux riches. Par exemple, les projets industriels ne visent pas à créer des entreprises capitalistes rentables. Ils servent plutôt à fournir aux entrepreneurs des arguments pour obtenir des aides gouvernementales, mais aussi comme canal de distribution de la rente pétrolière par le biais de la création d’emplois. Quand les prix du pétrole stagnent ou chutent, l'appétit accru des nouveaux riches est toujours là. Ils peuvent le satisfaire parce que, étant mieux placés, ils ont la possibilité d'augmenter les dépenses d'Etat et d'importer ce qu'ils veulent, tandis que la majorité part les mains vides. En conséquence, la dette nationale augmente et les masses restent marginalisées.
La corruption fait partie intégrante de ce processus de distribution. La société dans son ensemble est traversée par un réseau étendu qui commence avec les fonctionnaires qui se servent directement, les intermédiaires, les sous-traitants, les transporteurs, les commerçants, jusqu'aux représentants des syndicats. Une autre manifestation de la corruption est la petite délinquance qui participe à la distribution de la richesse, en particulier dans les secteurs les plus pauvres, et qui cause la mort de plus de vingt personnes par jour en moyenne. Quand les profits proviennent principalement de subventions gouvernementales, les conditions préalables classiques à l'exploitation capitaliste telles que les investissements, la production ou l'organisation du travail, revêtent un intérêt mineur. Tant que l'Etat maintient ouvert le robinet de pétrole, encaisse la rente et la distribue, il y a des taux de profits qui feraient rêver le capital allemand. Du coup, les travaux d'entretien sont en grande partie considérés comme sans importance, tant dans le secteur public que dans le privé. Les projets de développement à grande échelle sont suivis de manière pour le moins dilettante. Le plus souvent les machines, les infrastructures et les bâtiments sont laissés à l'abandon. Pas étonnant que les deux tiers des approvisionnements alimentaires du pays proviennent de l’importation, et la proportion tend à augmenter.
La révolte des marginalisés – Le "Caracazo" de 1989
Revenons sur notre parabole d'introduction : la piñata est continuellement remplie, ce qui fait que le jeu ne s'arrête jamais et que chacun cherche à s’y essayer. Quand la dépense d'Etat s'est remise à augmenter à la fin des années 70, malgré la stagnation du prix international du pétrole, le Venezuela est tombé dans le piège de la dette. Dans les années 1980 la moitié de la population était exclue du jeu et condamnée à jouer les spectateurs. Ceux qui avaient des liens avec l'Etat essayaient de les utiliser au mieux, sachant que le jeu ne durerait pas éternellement. Mais en 1989 les exploités, qui avaient perdu toute confiance en l'Etat et les politiciens, en ont eu assez : pendant trois jours les exclus ont réclamé leur dû et ont pillé les magasins et les entrepôts menaçant de tout mettre en pièces. Certains ont essayé d'entrer dans les maisons des riches. Suite à quoi la police et l'armée ont fouillé les quartiers les plus pauvres et ont mis fin à la révolte dans le sang. Les sources officielles ont fait état d’environ 300 morts, mais les évaluations indépendantes s'élèvent à dix fois plus. La révolte des marginalisés a bien été stoppée mais les perdants ont gagné, grâce à cette expérience, un nouveau sens du pouvoir. Mais les deux adversaires restaient paralysés de peur. Un peu hésitantes, les classes dominantes ont poursuivi leurs affaires politiques et économiques et ont essayé de rassurer les masses avec de vagues promesses de réformes sociales. Les masses appauvries se sont méfiées de ces annonces mais elles se sont abstenues d'agir et d'aller à la racine du problème en défiant la domination de l'Etat et des entreprises privées sur la production et la distribution.
Il a toujours existé des tendances nationalistes de gauche parmi les étudiants, les intellectuels et les forces armées du Venezuela. Elles aussi trouvaient qu'on gaspillait trop d'argent pour une bourgeoisie parasitaire et que le business du pétrole serait plus profitable si le Venezuela s'alignait avec le bloc auto-proclamé socialiste qui existait encore à ce moment-là, afin de se poser plus fermement contre l'intérêt des Etats-Unis. Même s'ils étaient des adversaires déterminés d'une bourgeoisie qui dépendait des faveurs de l'Etat vénézuélien mais qui réclamait toujours le pouvoir, ils ne visaient certainement pas à supprimer l'Etat ni l'esclavage salarial.. Tant que la rente pétrolière, bien qu'inégalement distribuée, atteignait les plus lointains recoins de la société, les nationalistes de gauche n'ont pas réussi à gagner l'appui de la majorité dont ils auraient eu besoin pour prendre le pouvoir.
Le Caracazo (qui pourrait se traduire par ‘le coup de Caracas’) a prouvé que les choses avaient nettement changé à cet égard. Les marginalisés, ceux qui n'avaient aucun revenu régulier et vivaient de la débrouille quotidienne, qui étaient ignorés ou traités comme des criminels potentiels par l'Etat et ses institutions, ces marginalisés sont devenus sensibles à un discours qui promettait de rompre avec les riches abhorrés, aussi bien qu'avec la bureaucratie, pour tenir compte des besoins de la majorité et réintégrer les pauvres dans la société, c'est-à-dire les impliquer dans le système de distribution. Il est significatif qu'un des partis qui a appartenu à l'alliance électorale de Chavez s'appelait "Patrie pour tous".
Dans la population, la confiance dans le système politique et dans les institutions de l'Etat, augmentait, surtout après la victoire de Chavez aux élections de 1998. Ceux qui espéraient que ce fût enfin leur tour de se faire beaucoup d'argent se sont regroupés autour de Chavez. Ils ont été rejoints par plusieurs techniciens sociaux qui voulaient sincèrement améliorer, au moins en partie, les horribles conditions de vie de la population. Au début, le nouveau gouvernement n'était soutenu que par une fraction des forces armées. Donc, il devait s'appuyer sur les masses pour tenir tête à l'ancien appareil politique et économique. Non sans raison, on a fait passer une nouvelle constitution qui a marqué une coupure avec la Quatrième République précédente.
La nouvelle constitution et la bataille pour la rente pétrolière
La signature de cette nouvelle constitution est l'utilisation de la forme grammaticale féminine, de l'emphase sur la démocratie "participative et protagoniste", contrairement à la démocratie représentative, et la concession de droits spécifiques à la population indigène. Les premières années sont passées à déposséder les bénéficiaires traditionnels de leur accès immédiat au revenu public. Dans ce contexte les membres des anciennes élites ont tenté un coup d'Etat quand plusieurs postes publics cruciaux ont été remplacés. Il y avait par ailleurs une lutte très dure pour le contrôle de la compagnie pétrolière d'Etat PDVSA (Petróleos de Venezuela S.A.). Ces confrontations entre les vieilles et les nouvelles élites du pouvoir ont été présentées comme une bataille des pauvres contre les riches. Les marginalisés considéraient l'ennemi de leur ennemi bien connu comme un ami et un sauveur, et applaudissaient à tous les coups rhétoriques ou réels que l'ancienne clique dominante devait encaisser.
L'idée que le gouvernement était en effet un gouvernement des pauvres a été justifiée par des confiscations spectaculaires de terres en jachère et l'absence de toute répression par les militaires, qui ont par contre été employés à exécuter des services d'utilité publique, comme nettoyer les rues et peindre les écoles. Cette impression a duré, même si la réforme agraire a principalement été une manœuvre de propagande – sur un total de 35 millions d'hectares de terres arables, seulement 1.5 million d'hectares doit être redistribué, et toutes les grandes exploitations agricoles sont épargnées. L'identification des pauvres avec leur chef d'Etat, leur volonté de sortir dans les rues pour ce qu'ils sentaient être leur gouvernement, ont été des facteurs clés de l'échec de la tentative des anciennes élites de renverser le régime en 2002. Après ces événements PDVSA restait une place forte des vieilles élites, un Etat dans l'Etat. Quand le gouvernement a essayé de changer la direction de PDVSA, ils ont appelé à une grève dans le secteur pétrolier, qui a été soutenue par la vieille confédération syndicale, la CTV. Bientôt, cette grève entrepreneuriale a gagné le secteur privé, particulièrement les sociétés de commerce et de logistique et les banques. Mais ce n'était pas un lock-out total. Ironiquement, les secteurs les plus affectés ont été les secteurs les plus riches, parce que dans les autres secteurs, très peu s'en sont mêlés.
La grève a provoqué une pénurie d'essence dans tout le pays et a frappé l'exportation de pétrole. Une partie des ouvriers du pétrole a maintenu la production et le transport, ce qui leur a donné un sentiment de pouvoir. La pression du gouvernement pour maintenir l'approvisionnement, l'indécision des entrepreneurs et le soutien inébranlable de la majorité à Chavez ont, par la suite, scellé l'échec de la grève des entrepreneurs et de l'ancienne direction de PDVSA. En fin de compte, la direction et plus de 18.000 travailleurs (la moitié des effectifs !) ont été licenciés. Quelques moyennes entreprises ont senti qu'il serait inutile de reprendre la production après avoir perdu les faveurs du gouvernement à cause de la grève. D’autant plus qu'ils s'étaient aliéné la sympathie de leurs propres ouvriers en annonçant qu’ils ne payeraient pas les salaires correspondants aux jours de grève. Résultat : quand les ouvriers et les employés ont exigé le maintien de leur poste de travail, le gouvernement répondit en présentant le concept de la cogestion, qui sera discuté plus en détail plus loin dans le texte.
"Le socialisme du 21e Siècle"
L'opposition de droite avait été défaite politiquement, mais ceci ne signifiait pas que les richesses accumulées par l'ancienne élite avaient été sérieusement mises en question. Mais elle ne pourrait plus se servir des fonds d'Etat à volonté. Le grand capital privé commença à chercher un compromis. Mais la base sociale de l'opposition, qui commençait à se languir de l'ancien régime, était principalement composée (et l'est toujours) de petits et moyens employeurs, de professions libérales et des classes moyennes au sens large. Cette opposition voit son standing de vie et la continuité de ses entreprises menacés par le gouvernement qui les exclut de la prise de décision. Jusqu'à présent c'est principalement cette classe sociale qui a persisté dans le rejet du nouveau gouvernement qui est aussi acerbe qu'elle est impuissante. Puis est venu le moment où le gouvernement a consolidé son pouvoir et a dû satisfaire les appétits des nouveaux arrivistes, en particulier les militaires. Il était également nécessaire de répondre aux espérances des exclus qui voulaient récolter les récompenses pour leur participation active à l'échec du putsch. En même temps, les ouvriers voulaient voir reconnue leur contribution à l'échec de la grève des employeurs. En même temps, ils avaient prouvé qu'ils n'étaient plus nécessaires pour continuer la production. Pas plus les exclus que les ouvriers n'étaient enclins à la patience à cause de l'urgence de la lutte avec l'opposition bourgeoise. On a mis l'accent sur les mesures qui étaient censées améliorer les conditions de vie matérielles et représenter le pouvoir du peuple. L'année 2003 a été proclamée année des "Misiones" Elles sont présentées sous la devise du "socialisme du 21e siècle". On ignore souvent ou on présente comme un phénomène transitoire que ces mesures, toujours prises d'en haut, la plupart du temps par le président lui-même, servaient en premier lieu à exclure de l'appareil d'Etat les bureaucrates liés à la vieille élite, pour créer des opportunités pour de nouvelles affaires plus ou moins corrompues, et pour contrôler socialement et politiquement les exclus en les intégrant dans un nouveau réseau d'organisations. Une caractéristique de ce nouveau socialisme est que les salariés traditionnels sont traités sans égards. Ils sont considérés comme une classe privilégiée dont les besoins sont déjà couverts. Tant dans le secteur public que privé, la plupart des accords salariaux ont expiré, ce qui affecte environ trois millions de travailleurs. Les négociations entre les syndicats et le ministère de la Santé ont quatre ans de retard. Depuis 1998, le pouvoir d'achat des employés du secteur privé a baissé d’environ 25 %. Le fait que l'Etat et ses entreprises ne tiennent pas leurs promesses, particulièrement à l'égard des anciens employés, entraîne régulièrement des protestations. Le salaire minimum est directement déterminé par le président – qui l'annonce habituellement dans son discours du 1er mai qui passe en direct à la télévision – et concerne principalement les employés de micro-entreprises (y compris des coopératives), dans le secteur précaire ou limitrophe, où il n'y a pas de négociations salariales. Le salaire minimum sert également à déterminer les pensions du secteur privé ainsi que les salaires et les appointements dans les ‘misiones’.
Ces mesures sociales visent en premier lieu les marges de la population, qui représentent encore 50 % de l'ensemble, qui vivent dans des bidonvilles et essaient de survivre sur des revenus complètement irréguliers - ce qui demande une ingéniosité considérable, comme le démontre par exemple le fait qu'on peut louer à tous les coins de rue des centres urbains des téléphones portables pour un simple appel téléphonique. Il est significatif que la plupart des mesures les plus connues fonctionnent sous les auspices du concept de ‘misiones’. La ‘misión’ peut être comprise autant dans le sens d'une tâche militaire, avec une chaîne de commandement définie, qui sépare ceux qui donnent les ordres et ceux qui les reçoivent, que dans le sens chrétien, avec une séparation entre les missionnaires actifs qui connaissent déjà comment ça marche, et les destinataires passifs de l'Evangile, à qui on promet les avantages des fruits de la misión, s'ils suivent la manière prescrite. Au niveau idéologique, le capitalisme est condamné parce qu'il utilise les profits à des fins égoïstes, tandis que le socialisme est caractérisé par l'utilisation des profits dans l'intérêt du peuple. On est censé combattre la pauvreté par le transfert de l'argent, sans mettre sérieusement en question la propriété privée. Celle-ci ne pourrait être renversée, le cas échéant, que par les masses prolétarisées et non par l'Etat. La discussion, qui s'est beaucoup développée au Venezuela ces dernières années, pour savoir si Jésus était le premier socialiste, provient de la dimension ahistorique et morale de tout le discours "socialiste", où les pauvres espèrent être sauvés par Jésus et sa miraculeuse multiplication des pains…
On est en effet en train de mettre en place la ‘démocratie participative’ – mais la population doit d'abord y être préparée. En attendant, les disciples et les prophètes de la loi de Jésus, Bolivar et Castro, dispensent leurs leçons plusieurs heures par jour et plusieurs jours par semaine dans des émissions de la radio et de la télévision publiques, même si l’émission éducative la plus connue, ‘Aló Presidente’, dans laquelle Chavez , tous les dimanche pendant plusieurs heures, montrait combien il est proche du peuple et annonçait les décisions importantes, a récemment été mise au frigo par décision en haut lieu. Les radiodiffuseurs privés offrent une alternative, inspirés par les neolibéraux et par Walt Disney, qui vomissent leurs propres foutaises. Pourquoi a-t-on refusé fin mai de renouveler l’autorisation de diffuser seulement à l’un d’entre eux, ‘Radio Caracas Televisión’, cela reste un secret... Certains suggèrent qu’il s’agissait en fait d’une question de favoritisme de l’Etat pour un autre radiodiffuseur privé, multinational, qui emploie 35.000 personnes aux Etats-Unis, en excluant de la compétition pour les revenus publicitaires un concurrent gênant.
Les ‘misiones’
Il existe actuellement d’innombrables missions qui couvrent une grande variété de services sociaux tels que la santé, l'éducation, les approvisionnements alimentaires, le logement, l'énergie etc. Ce qu'elles ont toutes en commun est qu'elles ont été mises en place sans consulter les départements gouvernementaux respectifs. Une nouvelle bande rouge de dérivation s'est développée à côté de la vieille, de sorte que les connexions traditionnelles entre la bureaucratie gouvernementale et l'oligarchie économique ont graduellement été coupées. De cette façon les missions servent également d'outil pour contrôler les fonctionnaires de l’ancien régime et détruire leurs connexions. Par ailleurs, la création des missions n'est pas votée par le Parlement mais elles sont financées par des sources non transparentes de la société PDVSA qui, entre-temps, a été mise au pas.
Comme il n’est tenu aucune comptabilité de ces sources, ou des missions elles-mêmes, les portes sont grandes ouvertes pour de nouvelles formes de connivence, de corruption et de népotisme. Il y a également un fort taux de renouvellement de la main-d'oeuvre dans les institutions gouvernementales qui pourrait être dû à la crainte d'une nouvelle accumulation de pouvoir qui échapperait au contrôle de Chavez . Il en résulte que les vieilles résolutions sont constamment ignorées ou remplacées par des nouvelles, de sorte que ce système de gouvernement revient à une forme d'improvisation systématique. A cet égard, la proportion en constante augmentation d'anciens membres des forces armées dans l'administration pourrait s’expliquer comme tentative d’avoir au moins un certain degré de contrôle sur cette situation.
Une des missions les plus réussies est ‘Barrio adentro’ (‘A l’intérieur des quartiers’), qui est active dans le secteur de la santé. Elle fournit un réseau de soins préventifs à travers tout le pays et de soins médicaux pour ceux qui, dans l’ancien temps, devaient quitter leurs quartiers et apporter les médicaments et le matériel médical pour pouvoir être traités dans les établissements publics, après avoir attendu pendant des jours.
La plupart du temps la logistique est fournie par Cuba, qui a envoyé 20 000 médecins et personnels de santé aussi bien que des approvisionnements médicaux au Venezuela. En retour, Cuba reçoit du pétrole vénézuélien. Ce qu’on appelle les ‘módulos’, dans lesquels les médecins vivent et pratiquent, sont situés dans les quartiers où vivent leurs patients. Ces équipements ont considérablement amélioré le niveau de la santé, particulièrement à la campagne et dans les régions éloignées. Les affiches omniprésentes qui célèbrent la révolution cubaine dans les módulos montrent cependant que les médecins cubains fournissent non seulement de la santé mais également du renfort idéologique. A la lumière du réseau notoirement bien organisé de la police et des espions de police à Cuba, il se peut qu’il y ait un peu de vérité dans le soupçon que certains des médecins assurent également des ‘services spéciaux’. Certains voient les visites à domicile comme une manière d'examiner l'opinion publique, de sorte que l'expansion du système de santé va de pair avec un certain degré d'intimidation.
Seulement la moitié des 5.000 módulos qui avaient été programmés ont été construits jusqu'ici. Les contrats de construction urgents ont été généralement donnés aux compagnies de bâtiment sur lesquelles les grades les plus élevés des forces armées avaient une main et qui les ont simplement fait sous-traiter par d'autres sociétés. Le coût estimé à 250.000 euros par módulo était environ cinq fois plus élevé que le coût d'autres bâtiments de même taille, et tous les módulos qui ont été construits n’ont pas été utilisés. En raison du manque d'entretien, de plus en plus de módulos doivent être fermés. Au bout de quatre ans, l'euphorie diminue.
Le nouveau système se heurte également aux procédures du secteur de santé officiel : les médicaments cubains qui sont souvent employés pour traiter diverses maladies ne sont sujets à aucun genre de contrôle par le département de la santé. Si des patients sont transférés d'une mission à un hôpital pour poursuivre un traitement - et à côté des cliniques privées, les hôpitaux sont la branche principale de la santé au Venezuela – il y a habituellement un changement brusque de la stratégie médicale qui a rarement des conséquences positives pour les patients. Ainsi, toute une branche de médecine cubaine a été installée, qui inclut des centres de diagnostic, des cliniques spéciales et même des traitements ultérieurs à Cuba. En conséquence il y a deux systèmes indépendants et parallèles de santé. Mais malgré cela l'état de santé général dans le pays est critique : alors que le recours à la chirurgie plastique est en vogue parmi les femmes des anciennes et des nouvelles couches supérieures de la société, le nombre d'infections et de fièvres dues à la rougeole, la malaria et le dengue a augmenté de 30 %. Cela n'est pas moins dû à l'état désastreux de la gestion des déchets : des coopératives équipées seulement d’un balai-brosse et d’un sceau font la concurrence à des sociétés du secteur privé qui sont tout autant incapables de régler le problème mais qui sont favorisées par les maires et empochent des sommes considérables pour leurs services. Le meilleur système de santé du monde est condamné à échouer quand des montagnes de déchets s’entassent dans les quartiers les plus pauvres, servant d’abri aux rats, aux cafards et autres vermines.
L’éducation est un autre outil important d'intégration sociale. Les premières mesures prises dans ce secteur visaient les écoles publiques. Les quelque 30 000 écoles qui avaient existé jusque là ont été transformées en 5 000 écoles dites ‘bolivariennes’. Ceci a impliqué une prolongation de la journée scolaire de 5 à 8 heures, comprenant le déjeuner ainsi qu'une grande variété d'activités culturelles. Par ailleurs, le système d'instruction ‘bolivarien’ cherche à adapter les programmes d'études aux circonstances locales et à mettre en avant les valeurs d'identité nationale. Ainsi, les améliorations matérielles vont de pair avec l'endoctrinement idéologique. Ce qui a également contribué à la popularité globale du programme a été le fait que la prolongation de la journée scolaire a également entraîné une augmentation du salaire des professeurs et des autres employés des écoles. Des coopératives qui sont, par exemple, composées de parents d’élèves, concurrençant des sociétés du secteur privé pour la fourniture des repas scolaires. Mais quelle que soit l’entité qui a remporté le contrat, la livraison des repas n’est pas garantie de manière continue et ponctuelle, et les élèves doivent parfois rentrer chez eux sans avoir eu un repas.
Bien plus spectaculaires sont les ‘misiones’ pour des adultes sans éducation. Elles comprennent des programmes d'alphabétisation – quoique l'analphabétisme soit très rare parmi les adultes, affectant la plupart du temps des personnes plus âgées –, des programmes d’études secondaires, jusqu’à la formation professionnelle. Une université bolivarienne pour ceux qui n’ont pas pu trouver une place dans l’une des universités publiques ou ont été expulsés, complète ce système d'éducation parallèle. Les espoirs des gens d'augmenter leur revenu en obtenant une qualification professionnelle ont provoqué au début des inscriptions massives à ces programmes. Des bourses attribuées à certains des participants – s'élevant à environ la moitié du salaire minimum – ont encore plus contribué à leur succès. Naturellement, quelques participants – particulièrement ceux qui n'obtiennent pas de bourse – abandonnent. Mais par ailleurs, étant absorbés par leur vie quotidienne, même ceux qui y participent ont du mal à trouver le temps de travailler tous les sujets chez eux, encore moins d’approfondir réellement leurs connaissances. Ainsi, un certificat ne témoigne pas tant d’une vraie qualification mais plutôt de loyauté à l’égard du gouvernement. Au Venezuela, c’est certainement une aide.
Le concept éducatif est très problématique : tout le matériel didactique vient de Cuba et les classes sont principalement constituées de vidéos. Le corps enseignant se compose la plupart du temps d’assistants qui gagnent le salaire minimum et dont les connaissances excèdent rarement la teneur des vidéos. Au lieu de s'engager dans un dialogue, on s'attend à ce que les participants se comportent comme des consommateurs passifs, regardant fixement un écran qui sait incontestablement ce qui est juste et ce qui est important. Loin de renforcer la confiance en soi, ce genre d'éducation renforce simplement l'obéissance. Avant les élections de décembre 2006, les participants de certaines classes ont même reçu des formulaires à remplir avec les noms, les adresses, le téléphone et le numéro de carte d’identité, ainsi que l’éventuel comportement électoral de dix de leurs voisins. On a présenté cela comme une contribution à l’amélioration des relations entre voisins, et personne n'a trouvé à y redire..
Presque tous les participants à la mission pour la formation professionnelle bénéficient d’une bourse, bien que ceci soit remis en question à l'heure actuelle. Pour cette raison elle est extrêmement populaire : beaucoup veulent s'inscrire, mais tout le monde n’est pas admis ; l'attitude envers le gouvernement joue parfois un rôle dans la procédure de sélection. En tout cas, plus de 500 000 personnes ont pu obtenir une qualification jusqu'ici. Les diplômés sont censés former des coopératives, on leur promet des crédits, des contrats d'Etat et parfois de la terre. Au début ceci a très bien fonctionné et le gouvernement s'est donné le but de créer presque 100 000 coopératives. A ce jour cependant, le marché est déjà surchargé de coopératives ; comme le gouvernement ne peut pas attribuer des contrats à toutes, seulement 5 000 ont encore une existence réelle.
Les approvisionnements alimentaires constituent un autre champ d'action pour l'Etat. Un nouveau ministère, dirigé par un général, a été créé seulement à cette fin. La tâche de la "Misión Mercal" est de se procurer de la nourriture et de la distribuer aux prix subventionnés, 30 % au-dessous des prix du marché. La chaîne de distribution se compose de plus de 10 000 points de vente, complétés dans les secteurs urbains par des marchés centraux occasionnels. Environ la moitié de la population profite de cette offre. Alors que, théoriquement, la mission doit distribuer des marchandises de petits producteurs et de coopératives agricoles, ce qu’on trouve sur les étagères rappelle plutôt les magasins de nourriture de la République Démocratique Allemande : de la nourriture qui peut être stockée comme du riz, des nouilles, de la farine, des boîtes de conserve, des bouteilles d’huile ou de boissons. Les produits frais comme les fruits, les légumes ou la viande ne peuvent se trouver que dans les marchés centraux occasionnels, de sorte que les gens doivent encore acheter la plupart des produits dans les épiceries classiques ou auprès de marchands ambulants. Et, après tout cela, en termes statistiques, la "Misión Mercal" fournit seulement 150 g de nourriture par personne par jour. Contrairement au discours officiel sur la "souveraineté de la nourriture", le Venezuela doit importer 50 % de sa nourriture, la plupart du temps de la Colombie et du Brésil. A part ça, cette mission fournit également ‘de la nourriture mentale’ – des bandes dessinées sur les emballages contribuent à répandre l’idéologie bolivarienne. Les militaires sont responsables de la logistique et toute la chaîne d’approvisionnement, stockage, distribution et vente, offre de nouvelles opportunités de corruption.
Ainsi, également dans ce secteur, l'enthousiasme initial diminue. Alors que la fourniture de repas gratuits pour les indigents et les sans-abris a légèrement amélioré le sort de la partie la plus pauvre de la population, les approvisionnements alimentaires demeurent un problème délicat. Les gens doivent être à l’affût toute la journée rien que pour obtenir les denrées nécessaires. Environ 10 % de la population vit dans la pauvreté extrême, 30 % des familles ne disposent pas d’un revenu suffisant pour parer aux besoins de base comme la nourriture, le logement, l'habillement et le transport. D’après les statistiques officielles, les familles n'ont pas plus d'argent à dépenser qu'en 1998.
La demande de logements corrects, avec des raccordement à la voirie et à l'eau courante est aussi énorme que les bidonvilles du Venezuela : elle est estimée à 1.8 million d'unités. En outre, 60 % des habitations existantes ont besoin de restauration, tandis que des milliers de personnes perdent leur maison chaque année ou ont besoin d’être relogées à cause des glissements de terrains. Alors une autre mission a été créée pour améliorer le logement. Le problème est omniprésent et les attentes des gens très élevées.
Selon la situation sociale des demandeurs, le logement est parfois fourni gratuitement. Mais normalement, les gens obtiennent un crédit bon marché et doivent acheter leur propre logement. Comment sont accordés les contrats de construction par l'Etat, c’est encore une question très peu transparente, et nombre de maisons construites à la hâte ne sont pas vraiment habitables. Même les statistiques officielles témoignent que cette mission est la moins réussie des principales missions. Des 120 000 unités par an projetées, pas plus de 70 000 sont construites réellement. Il n’est donc pas étonnant que l'attribution d’appartements soit également plus ou moins sujette à l’arbitraire bureaucratique et à des considérations politiques.
Au cours des deux années qui se sont écoulées depuis que l'article ci-dessus a été écrit, beaucoup de choses se sont passées au niveau politique au Venezuela. Trois élections ont eu lieu, qui ont montré que le soutien enthousiaste à Chavez s'érode, sans pour autant constituer une menace sérieuse à son pouvoir. En même temps, le pays dépend toujours économiquement du pétrole et les tendances décrites dans le texte sont toujours là.
Aucun signe d'un mouvement ouvrier autonome qui pourrait défier les bases des rapports capitalistes ne s’est manifesté. Concernant les autres groupes sociaux tels que les paysans ou la population marginalisée, c'est encore moins le cas. Après des variations du prix du pétrole qui ont atteint les 150 $ par baril en août 2008, le Venezuela est maintenant confronté à la crise économique mondiale. Bien que le prix actuel du baril de pétrole soit de 50 $, il n'est pas au-dessous du niveau de 2005, l'Etat et son économie s'étaient rapidement habitués à ce petit "extra", de sorte que la baisse actuelle provoque quelques signes d'abstinence.
Après la réélection de Chavez en décembre 2006, on a proclamé les cinq moteurs sur la route du "socialisme du 21ème siècle" : 1) les amendements à la constitution bolivarienne passée par Chavez en 1999, 2) habilitation des statuts, 3) campagnes d'éducation massives,4) restructuration géographique de l'administration publique ("la restructuration géographique" est probablement une expression étrange ; il s'agit de démarquer les limites de l'autorité entre le gouvernement central, les états locaux, etc..) et finalement 5) extension à tout le pays des conseils communaux (jusqu'à maintenant ils existaient seulement dans certains endroits, maintenant ils existeront partout). Immédiatement, la campagne électorale au sujet des amendements prévus à la constitution a commencé.
Ceux-ci incluent la possibilité de réélire le président indéfiniment, la réorganisation de l'Etat territorial – en partie basé sur les conseils communaux -, l'abolition de l'indépendance de la banque centrale, et – sorte de carotte – la semaine de travail de 36 heures. L'objectif global de toutes ces politiques a été décrit comme la construction de l'économie socialiste, et le mot d'ordre "La Patrie, le socialisme ou la mort" est devenu partie intégrante de la rhétorique obligatoire de chaque événement officiel ou politique. Entre-temps, la construction du PSUV (Parti Socialiste Uni du Venezuela), le nouveau parti politique des adeptes de Chavez, était imposée en exerçant des pressions sur les employés de l'Etat et les personnes impliqués dans les "misiones". Selon le PSUV, il a pu atteindre le chiffre de 5 millions de membres juste avant le référendum sur les changements de la Constitution en décembre 2007.
Ce n'est pas tant un renforcement de l'opposition qui a fait de ce référendum la première défaite du "Comandante" – en fait, l'opposition a seulement pu augmenter légèrement sa part de voix – mais plutôt le manque d'enthousiasme d’une partie non négligeable des défenseurs traditionnels de Chavez. Le fait qu'il a obtenu 1,5 million de voix de moins que le nombre d'adhérents que le parti déclare indique que la partie la plus pauvre de la population a d'autres sujets de préoccupation – précarité des approvisionnements alimentaires, infrastructures pourries, déficience du ramassage d'ordures et niveaux de criminalité effrayants. Le camp du chavismo s'est fissuré de plus en plus et, comme le référendum n'était pas au sujet du futur du gouvernement, le "chantage" habituel à la menace d'un retour de l'opposition a à peine fonctionné. A ce moment il était déjà clair que la population marginalisée des centres urbains a cessé de constituer le rempart du chavisme (le conflit permanent entre les autorités locales et les marchands ambulants a certainement contribué à ce fait).
Après que le premier moteur vers le socialisme se soit grippé, les quatre autres ont aussi perdu de leur force. Ainsi, dans la perspective des prochaines élections régionales, la campagne suivante a été lancée : les "trois R" (révision, rectification et relance). En outre, les lois d’exception avaient été passées début 2007 – bien que limitées à 18 mois – et théoriquement elles auraient permis au gouvernement de mettre en pratique les changements constitutionnels rejetés au référendum. De nombreux décrets ont été passés à la dernière minute avant la fin des 18 mois, sans avoir pour autant de réel impact – sans parler de l'instauration de la semaine de travail de 36 heures.
Le chavisme a gagné les élections régionales (novembre 2008) en nombre absolu de voix, emportant donc la plupart des états locaux. Cependant, les plus grandes villes (la capitale Caracas comprise) et les trois états les plus importants d'un point de vue économique sont passés à l'opposition. Ce sur quoi on a annoncé qu'un autre référendum sur la question apparemment centrale de la réélection indéfinie du président allait se faire en février 2009. Cette fois le chavisme a gagné. Il semblerait que, pour le moment, le cirque électoral permanent ait pris fin, mais qui sait...? Des membres éminents de la vieille et de la "nouvelle" opposition sont confrontés à des attaques de plus en plus fortes, certaines mêmes, criminalisées. Le gouvernement central travaille dur pour miner le pouvoir des états locaux contrôlés par l'opposition. Des bâtiments publics ne sont pas rendus, les subventions sont retardées et, surtout, les aéroports et les ports maritimes, de même que les autoroutes, précédemment gérés par les états locaux, ont été pris par le gouvernement central sans autre cérémonie, parce qu'ils constituent une source lucrative d'impôts. De temps en temps le gouvernement annonce dans un grand tapage des expropriations et des nationalisations, pendant que dans le secteur pétrolier on fait des accords de partenariat. D’ailleurs les nationalisations ont creusé un trou de 9 milliards de dollars dans le budget de l’Etat. Les anciens propriétaires doivent souvent attendre leur compensation, mais la situation des ouvriers reste inchangée. Sidor, la plus grande usine sidérurgique du Venezuela, constitue un cas paradigmatique : après qu'un conflit de plusieurs mois en 2007-2008 ait menacé de se transformer en conflit industriel à grande échelle, l'entreprise a été vite nationalisée en mai 2008. Les ouvriers ont aussi salué avec enthousiasme cette action. Au début, une de leurs revendications était l'embauche avec des contrats normaux de 9 000 intérimaires. Plus d'un an après, 8 000 d'entre eux attendent toujours de voir si ça va se produire. Maintes et maintes fois, des manifestations ont eu lieu et les portes des usines ont été bloquées – sans résultat jusqu'à présent.
Ce n'est pas le seul exemple de l'écart qui se creuse entre le gouvernement et les ouvriers. Le gouvernement a de bonnes raisons de continuer ses efforts pour mettre sur pied une fédération syndicale fidèle, après l'échec de sa première tentative de créer l'UNT. Mais l'ajournement constant des négociations salariales avec les employés du secteur public entraîne toujours de nouveaux conflits. Quand les employés du métro ont fait grève en mars de cette année, il leur a été clairement signifié que les conseils communaux et d'autres organismes "populaires" allaient prendre cela plutôt mal. Les employés ont pris cet avertissement au sérieux et ont mis fin à la grève. Ce que cela révèle sur l'autonomie des prétendues organisations de base est assez évident. Mais il y a également des groupes paramilitaires plus ou moins tolérés par l'Etat qui peuvent être déployés pour faire le sale boulot – par exemple, à l'heure où ceci est écrit, il n'est toujours pas clair qui était réellement derrière l'attaque d'une synagogue à Caracas en janvier de cette année. En cas de dérapage, les groupes paramilitaires peuvent tout à coup être dénoncés comme "agents de l'empire". À ce jour, on a même vu l'utilisation d'armes à feu dans des conflits de travail, causant les premières victimes. Il y a quelques mois un camarade du Venezuela a rapporté : « Tandis que les présidents de l'« axe de l'espoir » (Venezuela, Bolivie, le Paraguay, Equateur) faisaient des discours radicaux contre le capitalisme à leur audience fidèle au forum social mondial au Brésil, le 29 janvier 2009, les forces spéciales de la police ont tué par balles deux ouvriers au cours de l'éviction de l'usine Mitsubishi Hyundai dans la ville de Barcelona au nord-est du pays, qui avait été occupée par les ouvriers pendant 10 jours.
Exigeant le paiement d’arriérés de salaires et l’embauche de 135 intérimaires, 1 600 ouvriers ont occupé l'usine le 20 janvier. Après l’intervention de deux tribunaux locaux pour le compte du fabricant de voitures japonais, un juge a ordonné l’évacuation de l'usine. En plus des deux ouvriers tués, six autres ont été sérieusement blessés. » Ceci n’est pas surprenant ; après tout, c’est Chavez lui-même qui, poussé par des protestations de rue récurrentes, a déclaré en janvier 2009 : « Dorénavant, quiconque mettra le feu... à des arbres ou bloquera une rue apprendra combien notre gaz lacrymogène est bon et puis sera arrêté. Je licencierai personnellement tout officier en poste qui ne suivra pas cette directive. » Il a même menacé de s’occuper lui-même de l’application de ces mesures, au cas où les chefs de la police ou des ministres ne le feraient pas.
En attendant, les autorités ont perdu leur foi dans les coopératives : d’après Chavez, elles « tendent à adopter des valeurs capitalistes ». Les "misiones" existent toujours, mais elles ont perdu leur dynamique. Et puisque des années de vaches maigres s’annoncent, elles sont également de plus en plus confrontées à des problèmes financiers. Pendant les années du boom pétrolier, le revenu de la compagnie pétrolière nationale PDVSA, et par conséquent le budget de l’Etat, s’est élevé de manière significative, ce dernier ayant augmenté de plus de 50 %. En revanche, le budget prévisionnel pour 2009 a diminué de 20 %, mais pourrait encore s’avérer problématique : on l'a fondé sur l'hypothèse que le prix du pétrole ne tomberait pas en-dessous de 60 $, mais en raison de la crise économique mondiale, le Venezuela n'a pas gagné plus de 38 $ par baril pendant les premiers mois de 2009. Jusqu'ici, PDVSA n'a apporté aucune contribution au budget de l’Etat ni payé ses sous-traitants en 2009. Peut-on s’imaginer que la dette totale de PDVSA atteint la somme de 18 milliards de dollars, dont la moitié correspond aux sous-traitants ? Une solution d’urgence doit être apportée par l’émission de bons à hauteur de 3 milliards de dollars. La situation est semblable pour le consortium public des industries de base et des mines (CVG), où l’industrie de l’aluminium en particulier ne produit que des pertes. Ici aussi il est envisagé d’émettre des bons à hauteur de 5 milliards de dollars garantis par la future production d’or. Le financement des programmes sociaux est loin d'être assuré et la popularité du gouvernement se détériore lentement.
Alors que les réserves de devises ont augmenté de manière significative jusqu’à presque 120 milliards de dollars, la dette extérieure de l’Etat a également augmenté de 70 % au cours des deux dernières années, atteignant 46 milliards de dollars (8 milliards correspondent à la Chine et 3,5 au Japon). En plus, une banque publique brésilienne devrait prêter à l’Etat vénézuélien plus de 4 milliards de dollars pour soutenir le commerce et pour des œuvres d’infrastructure. Cette fois-ci c’est la production future de pétrole qui est donnée en garantie. La taxe à la valeur ajoutée, réduite l'année dernière, a de nouveau été augmentée pour 2009 ; l’inflation est passée de 17 % en 2006 à 30 % en 2008, alors que le salaire minimum est à la traîne – et un ménage moyen de deux adultes et trois enfants a besoin aujourd'hui de deux salaires minimum juste pour survivre. L'augmentation annuelle du salaire minimum, traditionnellement annoncée le 1er mai par Chavez lui-même, sera très probablement plutôt modeste cette année – peut-être 10 %, c’est-à-dire bien au-dessous du taux d'inflation courant.
Si le prix du pétrole demeure en-dessous de 60 $ pour le reste de l'année, l'économie du Venezuela pourrait faire face à un effondrement avec des conséquences incalculables. Sinon, les tendances autoritaires continueront à s'affirmer, comme le laisse voir au niveau international la solidarité affichée envers le régime iranien et sa féroce répression contre un mouvement qui probablement ne dépasse pas les revendications démocratiques. Comme en Iran, les forces d'opposition à l’intérieur de la nouvelle bourgeoisie bolivarienne, connue sous le nom de "bolibourgeoisie" se feront entendre. La situation continuera certainement à générer des conflits sociaux dans un proche avenir, mais ils demeureront isolés et rien n'indique qu'ils pourront ouvrir une perspective qui aille au-delà de l'Etat.
Sergio López, Juin 2009
Publié en deux parties dans Perspective Internationaliste n° 51-52 - Automne 2009 et n° 53 - Printemps 2010